Il ne fait pas bon critiquer les poursuites judiciaires engagées contre les «pirates» qui copient de la musique via l'Internet. Une flopée de représentants de la musique et du cinéma ont récemment expédié un courrier au ministre de la Justice, Dominique Perben, pour se plaindre du président du syndicat majoritaire des magistrats qui avait ainsi osé en appeler à «dépénaliser la musique téléchargée». Cette prise de position a valu au président de l'Union syndicale des magistrats, Dominique Barella, l'ire du Syndical national de l'édition phonographique (Snep), de la société des Auteurs réalisateurs producteurs de films (ARP) ou encore de la Sacem, tous «extrêmement surpris et choqués» et qui remercient d'avance le ministre «des initiatives qu'[il] estimera devoir prendre en conséquence» . Cette menace à peine voilée est restée sans suite mais symbolise le durcissement d'une filière secouée par l'irruption du numérique.
Offensive. A l'origine du courroux des industries culturelles, une tribune de Dominique Barella dans Libération du 14 mars. «Quand une pratique infractionnelle devient généralisée pour toute une génération, c'est la preuve que l'application d'une loi est inepte», écrivait le magistrat. Dans sa ligne de mire : les procédures pénales à l'encontre de dizaines d'usagers des services d'échanges gratuits de musique et de films peer-to-peer, accusés de torpiller les ventes de galettes. Depuis l'été dernier, les maisons de disques ont déposé une cinquantaine de plaintes, auxquelles s'ajoutent des poursuites à l'initiative du parquet, contre des internautes, qui encourent jusqu'à trois ans de prison et 300 000 euros d'amende. Pour Barella, cette offensive transforme le «juge pénal en Cocotte-Minute générationnelle» et ajoute à une politique pénale fourre-tout où la société «mobilise sa police [...] et les audiences correctionnelles pour traquer de très dangereux délinquants : ceux qui aiment la musique». Plutôt que de «protéger quelques multinationales du disque», il exhorte à régler «techniquement et économiquement» plutôt que «pénalement» la mutation en cours de la diffusion culturelle.
Côté filière culturelle, ce texte «d'une grande virulence heurte beaucoup de monde», précise Frédéric Goldsmith, le directeur juridique du Syndicat national de l'édition phonographique. Résultat ? Le 11 avril, un courrier est expédié au garde des Sceaux, avec Barella en copie. Les signataires s'insurgent que ce dernier «puisse publier dans la presse» une telle tribune qui «justifie, voire encourage», le téléchargement. Convaincus que «le risque d'une sanction est un moyen indispensable de lutte contre les comportements délictueux», ils rappellent opportunément que les pouvoirs publics ont signé en juillet 2004 une charte avec l'industrie du disque qui prévoit, justement, «des actions civiles et pénales ciblées».
«Puissance symbolique». Hier, Dominique Barella confirmait sa position car, «à force de tout pénaliser, on retire la puissance symbolique du droit pénal» et il ajoutait que ce n'était pas «à un conglomérat d'entreprises de décider de la politique pénale de la France». Frédéric Goldsmith, pour sa part, espérait le rencontrer pour «discuter».
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Le texte de Dominique Barella
Il est absurde de punir la copie sur CD de fichiers MP3 alors que les disques sont hors de prix pour les jeunes.
Une rupture est en train de se créer entre la génération bande magnétique des années 68 et la génération MP3 des années 2000. Est-il sain dans ce contexte de faire jouer au juge pénal le rôle de protecteur des intérêts exclusifs et des codes d'une génération devenue économique contre la génération montante ?
Le juge pénal est transformé en Cocotte-Minute générationnelle. Notre société mobilise sa police informatique, économique et les audiences correctionnelles pour traquer de très dangereux délinquants : ceux qui aiment la musique. Parmi les multiples priorités de politiques pénales appliquées dans notre pays, on trouve donc : le renforcement des poursuites en matière de contrefaçon de CD, les réunions dans les halls d'immeubles, le racolage passif, le stockage de caravanes sur terrain privé. En ces temps où une puissante délinquance internationale prospère, il faudrait mobiliser les moyens de l'Etat sur d'autres objectifs.
Voilà donc les dangers terribles auxquels notre société doit faire face, voilà ces énormes violations des principes fondamentaux de la vie en commun que le droit pénal doit structurer. 700 plaintes sont déjà annoncées pour ces téléchargements illégaux. Quel enjeu sociétal justifie cette politique pénale ? Pourquoi pénaliser les copies de CD au format MP3 alors que les CD sont hors de prix pour des jeunes : 20 euros le CD en magasin, 1 euro le morceau téléchargé ? 40 gigaoctets de chargement pour remplir sa petite unité de stockage : au tarif Internet, chaque jeune devrait payer 10 000 euros !
Simultanément les i-Pod et clés USB écoutables sont vendus à des clients qui évidemment les utilisent. Que celui des gestionnaires de «major» qui n'a pas copié des morceaux de musique sur son radiocassette pendant son intercours à HEC leur jette le premier CD. Beaucoup veulent écouter une fois un morceau qui leur plaît puis zapper sur un autre, c'est pour cela qu'ils stockent sur leurs disques mobiles de quoi occuper une vie d'écoute. Ils ne veulent pas plus, c'est notre société de consommation qui les pousse d'ailleurs à tant zapper. Qui leur vend des ordinateurs surpuissants, des connexions à très haut débit, des capacités de stockage nomades gigantesques, et pour quoi faire ? C'est comme vendre du matériel de faussaire puis s'étonner qu'il soit utilisé.
Que l'on ne m'accuse pas de démagogie projeune : il faut rappeler à la cohérence ces gestionnaires des majors qui étaient de ceux qui hurlaient «il est interdit d'interdire». A cet excès de fougue, ils ont substitué quarante ans après un «il est bon de tout pénaliser».
Si au moins ces sanctions permettaient d'aider la création. Que nenni, ce sont d'abord des institutions financières qui prospèrent. Non pour protéger la création, mais pour protéger quelques multinationales du disque qui ont le comportement de mépris que l'on connaît avec les artistes. Quelques stars internationales vivent très bien de ce système verrouillé mais les artistes qui tentent de percer sont étouffés par les systèmes de réseaux qui lient lancement, promotion et création dans une même main. Le chanteur Kent a lui-même déclaré «Quelqu'un qui télécharge plus de musique qu'il ne pourra jamais en écouter, il faut lui mettre un bonnet d'âne, pas le mettre en prison. Il n'y a pas mort d'homme. Le téléchargement, c'est comme une radio. Acheter parce que ça plaît après avoir écouté, c'est montrer du respect.»
Notre génération est en train de renvoyer l'image de son cynisme aux jeunes citoyens.
La solution est connue, que ceux qui nous rebattent les oreilles avec l'économie de marché aient au moins la cohérence et l'honnêteté intellectuelles de l'appliquer. Le coût de fabrication d'un CD est d'un euro, que l'on arrête de fixer artificiellement à un taux excessif le prix des CD enregistrés. Quant aux CD vierges, ils sont déjà suffisamment taxés. Quant au coût du téléchargement, il reste lui aussi excessif. Si tous les parquets de France appliquaient la loi sur la contrefaçon des CD, ce sont de nombreuses grandes écoles de la République qui verraient l'intégralité de leurs promotions déférées devant les tribunaux correctionnels. Les gigantesques capacités de stockage des ordinateurs des grandes écoles de la République et de leurs élèves sont en partie utilisées pour stocker de la musique au format MP3.
Quand une pratique infractionnelle devient généralisée pour toute une génération, c'est la preuve que l'application d'un texte à un domaine particulier est inepte. La puissance de la jeunesse est immense, le jour où des milliers de jeunes se retrouveront place de la Bastille pour protester contre le CD téléchargé à un euro, aucun élu ne leur résistera. Il est plus que souhaitable d'anticiper par la réflexion l'expression de cette incompréhension générationnelle et de ne pas régler pénalement ce qui doit être réglé techniquement et économiquement. La musique adoucit les moeurs dit-on. Il serait souhaitable que les bruits de bourse des majors ne les durcissent pas.
Dépénaliser la musique téléchargée
Par Dominique BARELLA président de l'Union syndicale des magistrats.
lundi 14 mars 2005
La lettre à Perben